Pour
les jeux qui choisissent de se rapprocher à ce point du cinéma, le grand
problème est de réussir à transformer le langage cinématographique (règles de
scénario, montage, durée, narration...) en grammaire vidéoludique, autrement dit
en termes de jouabilité. Le rapprochement des deux médias, aussi pertinent soit
il, possède surtout une valeur esthétique. Mais dans la façon de raconter les
histoires, il y a une sérieuse nuance : le jeu vidéo ne se laisse pas
raconter, il se joue. Il faut donc
trouver la meilleure solution pour traduire la rigidité cinématographique en
latitude vidéoludique, sans pour autant perdre la force émotionnelle du cinéma.
Heavy Rain m'a surpris, époustouflé
même, car il prend le risque de ne pas s'attaquer à ce problème. Le parti pris
de ses auteurs est clairement d'avoir supprimé tout gameplay apparent, tout
système de jeu, pour finalement construire une expérience hors du commun sur
les ponts entre interactivité et implication émotionnelle.
On
nous refuse constamment de jouer dans Heavy
Rain. Pourtant, tout aurait pu donner lieu à des mini-jeux divers et variés :
les séquences d'enquête de Jayden qui auraient pu ressembler à une Crim'Expo pour adultes, les passages où
Ethan fait la cuisine qu'on aurait pu imaginer comme un Cooking Mama du surgelé, la séquence du night-club avec Madison
Paige qui aurait pu être une version sexy de Dance Dance Revolution... Or là, non, il n'y a pas de jeu au sens
traditionnel du terme. Toute l'œuvre fait un travail d'épuration et bannit
systématiquement ce qui s'apparente à du gameplay. L'objectif est de se
concentrer sur une seule chose : l'implication du spectateur dans l'histoire
qu'on lui raconte.
Et l'objectif
est atteint de manière sidérante. À 200%, Heavy
Rain est un film interactif. Impossible de définir vraiment ce qu'est un
film interactif sans être réducteur. La meilleure façon est d'en faire l'expérience.
La meilleure définition d'un film interactif, c'est Heavy Rain.
Manette
en main, on assiste à un film dont on va essayer de sauver les protagonistes.
Évidemment, l'expérience est truquée, puisque tout est scénarisé, mais le
simple fait de pouvoir agir (dans les moments les plus triviaux comme dans les
scènes les plus cruciales) bouleverse notre posture de spectateur. Il y a une
dimension tactile, touchante, qui donne à Heavy
Rain une nature humaine quasi-inédite dans le jeu vidéo. On accompagne les
personnages plus qu'on ne décide réellement de ce qu'ils vont faire, mais cette
seule action d'accompagner instruit une empathie réelle.
Associé
à cela, le fait de savoir qu'ils peuvent mourir (sans possibilité de retour en
arrière) bouleverse la donne. On ne veut pas les perdre. On ne veut SURTOUT pas
les perdre. Pourtant, le scénario ne cesse de les mettre dans des situations de
plus en plus périlleuses, de plus en plus mortelles. C'est le sens du « Jusqu'où
iriez-vous ? » de la pub. En tant que joueur, on est là pour les
aider et les guider ; mais en tant que spectateur on est là pour les aimer
et craindre pour eux. Tout le dilemme est là, et Heavy Rain le reproduit de scène en scène, avec un crescendo
diabolique qui devient insupportablement addictif.
Si
jeu il y a, c'est surtout celui des scénaristes avec nos émotions. On nous
donne des choix à faire - qui ne sont d'ailleurs pas forcément tous suivis de
conséquences - mais ses choix s'imposent à nous et il faut les prendre en
compte. Finalement, il n'y a aucune liberté pour nous, on ne décide de rien à
proprement parler, et c'est peut-être ce point qui déçoit les joueurs pensant
avoir à faire à une expérience de liberté totale. Mais ce n'est pas le but. On
agit dans le scénario, on s'y implique bien davantage que dans un film, on se
fait complètement manipuler par le récit mais c'est précisément là que le jeu
se trouve.
Le
but n'est pas vraiment d'explorer tout l'espace du titre, de réussir le mieux
possible, ou de voir les 23 fins (sauf pour obtenir un trophée). Le but est
plutôt d'avoir fait l'expérience de cet OVNI, d'avoir compris que l'interactivité
d'un jeu vidéo pouvait nous propulser dans un film en décuplant ses effets, et
d'avoir ressenti une palette de sentiments à 100% humains (« j'ai été père »,
« je suis tombé amoureux », « je me suis vu mourir »,
etc.). Aucun jeu vidéo n'avait jusqu'ici eu l'audace de creuser cette facette à
ce point.
La valeur replay d'Heavy Rain est aussi très faible, mais encore une fois la question
se pose ici différemment. La fin tragique que j'ai obtenu lors de ma première
partie, d'autant plus tragique qu'elle se situait « à deux doigts »
de la réussite (ceux qui ont aussi eu ce trophée sauront de quoi je parle), m'a
déprimé comme si j'avais échoué de manière irréversible et perdu un ami.
Lorsque j'ai recommencé une partie pour rectifier le tir et que j'ai finalement
obtenu le « happy end », le sentiment de réussite était terni par
cette première fin que j'avais eue, et qui représente à mes yeux la « vraie
fin », celle qui me correspond. De plus, cette dernière, malgré son
dénouement fatal, était bien plus belle en réalité, parce que tragique
justement, et finalement je la préfère. C'est là toute la complexité du titre,
ce qui fait que David Cage a totalement réussi son coup, et ce qui me permet de
pense qu'Heavy Rain est un chef-d'œuvre.
Quoiqu'en
ait dit Éric Viennot dans sa diatribe grossière et méprisante contre (entre
autres mais surtout) Matthieu Kassovitz, le jeu vidéo n'est pas la chasse
gardée de ceux qui le font ; c'est un vrai média d'ouverture et le
rapprochement avec le cinéma est loin d'être à sens unique. Il n'y a pas de
lutte de territoire entre ces deux formes d'expression, et Heavy Rain le prouve. On pourrait même dire que le titre de Quantic
nous en apprend davantage sur le cinéma que sur le jeu vidéo.
Avec l'engouement médiatique qui a accompagné la
sortie, on a entendu tout et n'importe quoi. Parler de « révolution »
me semble assez dangereux, car Heavy Rain,
en abandonnant complètement les notions de gameplay et de latitude de jeu aux
sens traditionnels des termes ne doit pas servir de modèle pour la suite. Il
faut aussi que le jeu vidéo conserve sa particularité de langage, que l'on trouve
dans le fun intuitif d'un Mario comme dans la complexité stratégique d'un RPG.
MaisHeavy Rain marque une étape, car il a
expérimenté et travaillé avec une profondeur exceptionnelle la capacité d'implication
d'un spectateur au sein d'une fiction interactive. De ça, il peut y avoir des
leçons à tirer, qui feront incontestablement évoluer le jeu vidéo vers des
expériences humaines.